Nous avons précédemment affirmé que les entiers algébriques étaient stables par addition et par multiplication et que grâce à ce résultat il est possible de manipuler les congruences comme on le ferait normalement dans $\mathbb Z$. C'est ici que nous allons démontrer cela.
Définition
Étant donné un
anneau $A$ et un entier positif $n$, on peut définir les polynômes symétriques dans $A[X_1,X_2,\ldots,X_n]$ comme ci-dessous. L'idée est simplement de dire que permuter les différentes variables ne change en rien le polynôme.
On peut donner comme exemple le polynôme $P(X,Y)=X^2Y+Y^2X+X^2+Y^2$ pour $n=2$ ou le polynôme $$P(X, Y, Z) = X^2YZ + XY^2Z + XYZ^2 + XY^2 + X^2Y + XZ^2 + X^2Z + YZ^2 + Y^2Z$$ pour $n = 3$.
Par exemple, dans $A[X, Y, Z]$, le premier polynôme symétrique élémentaire est $X+Y+Z$, le deuxième est $XY+YZ+ZX$, et le troisième est $XYZ$. Dans $A[X, Y]$, les deux polynômes élémentaires sont simplement $X+Y$ et $XY$.
Théorème fondamental
Énonçons à présent un théorème utile pour la suite, dont nous ne donnerons pas la démonstration. Il explique en quoi les polynômes définis ci-dessus sont vraiment
élémentaires.
Théorème fondamental des polynômes symétriques
Soit $P\in A[X_1,\ldots,X_n]$ un polynôme symétrique. Alors, $P\in A[e_1,\ldots,e_n]$. Autrement dit, il existe $Q\in A[X_1,\ldots,X_n]$ tel que $$P(X_1,\ldots,X_n)=Q(e_1,\ldots,e_n).$$
Ce théorème nous indique par exemple qu'un polynôme symétrique en trois variables $X, Y, Z$ peut toujours être exprimé comme un polynôme en les expressions $X+Y+Z$, $XY+YZ+ZX$ et $XYZ$. Pour revenir à l'exemple donné plus haut, le polynôme symétrique
$$X^2YZ + XY^2Z + XYZ^2 + XY^2 + X^2Y + XZ^2 + X^2Z + YZ^2 + Y^2Z$$ peut s'écrire comme
$$XYZ \cdot (X+Y+Z) + (XY+YZ+ZX)\cdot (X+Y+Z) - 3XYZ,$$ c'est-à-dire
$$e_3e_1 + e_2e_1 - 3e_3.$$ Pour notre autre exemple avec $n = 2$, nous avons $$X^2Y+Y^2X+X^2+Y^2=(X+Y)^2+(X+Y)\cdot XY-2XY = e_1^2 + e_1e_2 - 2e_2.$$
$\overline{\mathbb Z}$ est un anneau
Montrons maintenant que $\overline{\mathbb Z}$ est clos sous l'addition et la multiplication.
Proposition
Soient $x,y$ des entiers algébriques. Alors, $x+y$ et $xy$ sont également des entiers algébriques.
Démonstration
Soient $P,Q\in\mathbb Z[X]$ unitaires tel que $P(x)=Q(y)=0$.
Montrons que $x+y\in\overline{\mathbb Z}$. Soient $x_1,\ldots,x_k$ les racines de $P$ et $y_1,\ldots,y_{\ell}$ celles de $Q$ (comptées avec multiplicités). On considère le polynôme $$R(X)=\prod_{i,j}(X-(x_i+y_j))=\prod_{i,j}((X-x_i)-y_j)=\prod_i Q(X-x_i).$$ Il suffit de montrer qu'il est à coefficients entiers pour conclure, car $x+y$ en est racine (et il est clairement unitaire). Posons $$S(X,X_1,\ldots,X_k)=\prod_i Q(X-X_i).$$ C'est un polynôme symétrique en les $X_i$, donc, d'après le théorème fondamental des polynômes symétriques (avec $A=\mathbb Z[X]$), il est dans $\mathbb Z[X][e_1,\ldots,e_k]=\mathbb Z[X,e_1,\ldots,e_k]$. Ainsi, il existe $T\in\mathbb Z[X,X_1,\ldots,X_k]$ tel que $$S(X,X_1,\ldots,X_k)=T(X,e_1,\ldots, e_k).$$ Alors, $R(X)=T(X,e_1(x_1,\ldots,x_k),\ldots,e_n(x_1,\ldots,x_k))$. Or, d'après les formules de Viète, $e_m(x_1,\ldots,x_k)$ vaut $\pm$ le coefficient en $X^m$ de $P$, et est donc entier ! Ainsi $R$ est à coefficients entiers, donc $x+y$ est un entier algébrique.
On peut montrer de manière analogue que $xy\in\overline{\mathbb Z}$ en démontrant que le polynôme $$\prod_{i,j}(X-x_iy_j)=\prod_{i,j}x_i\left(\frac{X}{x_i}-y_j\right)=\prod_i x_i^nQ\left(\frac X{x_i}\right)$$ est à coefficients entiers.
On a ainsi montré que si $U$ et $V$ étaient les ensembles des conjugués de $u,v\in\overline{\mathbb Z}$, alors les conjugués de $u+v$ sont parmi $$U+V:=\{u'+v'\mid u'\in U, v'\in V\}$$ (et on a bien sûr le résultat analogue pour $uv$). On n’a cependant pas l’égalité en général, par exemple pour $u=\sqrt2$ et $v=-\sqrt2$.
Des racines complexes aux racines modulo un nombre premier
Enfin, voici un dernier résultat découlant du théorème fondamental.
Proposition
Soit $m\ne0$ un entier, et soient $P=\prod\limits_{i=1}^n(X-x_i)$ et $Q=\prod\limits_{i=1}^n(X-y_i)$ deux polynômes à coefficients entiers tels que $P\equiv Q\pmod m$. Alors, pour tout polynôme symétrique $S\in\mathbb Z[X_1,\ldots,X_n]$, on a $$S(x_1,\ldots,x_n)\equiv S(y_1,\ldots,y_n)\pmod m.$$
Démonstration
Il s'agit d'une simple application du théorème fondamental des polynômes symétriques : il existe $T\in\mathbb Z[X_1,\ldots,X_n]$ tel que $S(X_1,\ldots,X_n)=T(e_1,\ldots,e_n)$. On a alors $$S(x_1,\ldots,x_n)=T(e_1(x_1,\ldots,x_n),\ldots,e_n(x_1,\ldots,x_n))\equiv T(e_1(y_1,\ldots,y_n),\ldots,e_n(y_1,\ldots,y_n))=S(y_1,\ldots,y_n).$$ En effet, $e_i(x_1,\ldots,x_n)$ vaut $\pm$ le coefficient devant $X^i$ de $P$, qui par définition est congru à $\pm$ le coefficient devant $X^i$ de $Q$, qui vaut $e_i(y_1,\ldots,y_n)$.
Cette proposition est très intéressante car elle nous permet de faire le lien entre les racines d'un polynôme $P\in\mathbb Z[X]$ dans $\mathbb C$ et ses racines dans $\mathbb Z/p\mathbb Z$. Elle nous permet d'appliquer un principe
local-global : si les racines de $P$ dans $\mathbb Z/p\mathbb Z$ vérifient une certaine propriété pour une infinité de nombres premiers $p$, alors les racines complexes de $P$ vérifient cette même propriété. On va illustrer cela ici par un petit exemple ; dans la prochaine section le premier problème d'application fera une utilisation plus intelligente de ce résultat.
Réponse
Nous allons montrer que la réponse est affirmative. Notons $x_1, \ldots, x_k \in \mathbb C$ les racines de $P$, comptées avec leur multiplicité. Nous souhaitons montrer que deux de ces racines sont égales. Nous notons également $a$ le coefficient dominant de $P$. Remarquons déjà que $k \geq 2$ puisque le polynôme possède des racines doubles modulo $p$ pour une infinité de $p$.
Soit $p$ un nombre premier vérifiant l'énoncé ; on supposera de plus qu'il ne divise pas $a$. Soit $\alpha\in\mathbb Z$ une racine double de $P$ modulo $p$, c'est-à-dire tel que $p$ divise $P(\alpha)$ et $P'(\alpha)$. Alors, posons $$Q(X)=P(X)-(X-\alpha)P'(\alpha)-P(\alpha).$$ Ce polynôme $Q \in \mathbb Z[X]$ admet quant à lui $\alpha$ comme racine double complexe (car $Q(\alpha) = Q'(\alpha) = 0$). De plus, il est congru à $P$ modulo $p$ vu que $P(\alpha) \equiv P’(\alpha) \equiv 0 \pmod p$. En multipliant $P$ et $Q$ par l'inverse $a^{-1}$ de $a$ modulo $p$ (qui existe par hypothèse), on se ramène à des polynômes unitaires et on peut ainsi appliquer la dernière proposition.
Il est clair que $P$ et $Q$ ont le même degré $k$. Notons $y_1,\ldots,y_k$ les racines de $Q$ comptées avec multiplicité (et rappelons que celles de $P$ sont notées $x_1, \ldots, x_k$). On considère alors le polynôme symétrique $S(X_1, \ldots, X_k) = \prod\limits_{i \ne j}(X_i-X_j)$. Par la proposition précédente, on a
$$\prod_{i\ne j}(x_i-x_j)\equiv\prod_{i\ne j}(y_i-y_j)\pmod p.$$ Or, le produit de droite est nul puisque $Q$ possède $\alpha$ comme racine double ! Il en découle que $$p\mid\prod_{i\ne j}(x_i-x_j)$$ pour une infinité de nombres premiers $p$ : ce produit est donc nul. Deux des racines de $P$ sont donc égales, comme voulu.